L’art pour relier les générations

Tempi – un mot qui évoque le temps, les mémoires, les racines. Cette exposition propose une approche sensible et humaine du territoire, à travers le regard de ses doyens.

Ces derniers sont mis en lumière — au sens propre comme au figuré — à travers une série de portraits photographiques et de projections lumineuses en extérieur, dans l’espace public. Ces portraits, ils ont été réalisés par Philippe Echaroux. Artiste de renom, amoureux de la Corse

Chaque visage projeté raconte une histoire, une mémoire, une transmission.
L’objectif est de tisser un lien entre les générations, de faire vivre l’émotion et la reconnaissance envers celles et ceux qui portent l’histoire vivante de notre région.
C’est aussi une manière de dire que le territoire n’est pas seulement un décor : c’est une communauté vivante, avec des visages, des souvenirs, mais aussi un territoire dynamique avec des projets  

Marguerite, du prénom de sa grand-mère comme le veut la tradition, est née le 30 novembre 1939 à Bonifacio. Touchée par une luxation congénitale des hanches, elle part en 1941 à Marseille pour être plâtrée de la taille aux pieds. Sa mère, sage-femme très sollicitée, confie l’enfant à sa sœur, pensant la séparation de courte durée. Mais les soins s’éternisent, et la guerre coupe la Corse du continent. Ce n’est qu’en 1945 que la petite fille, âgée de six ans, retrouve son île et découvre presque pour la première fois Bonifacio… et sa maman ! Les retrouvailles sont un peu délicates. Marguerite reste dans les jupons de sa tante, sa maman de cœur. La présentation de son papa, résistant de France Libre et revenant de Londres est aussi fragiles.
Une fois les marques prises, la petite fille va ressentir le bonheur d’un lieu où les ruelles appartiennent aux enfants. Ils s’appellent de fenêtre en fenêtre, transforment la pause de midi en heure de jeux, et se ruent à la sortie de l’école comme des bagnards libérés. Même la chaleur de l’été ne freine pas leur ardeur et leur imagination, et à l’heure de la sieste, il n’est pas rare de voir des casseroles d’eau passées par la fenêtre pendant une partie de gendarmes et de voleurs.
Pourtant l’eau est précieuse, elle n’arrive dans les maisons bonifaciennes qu’en 1962. Il faut aller la charrier à la fontaine et gravir ensuite les escaliers extrêmement raides de la maison. Sauf pour les ingénieux, telle la famille de Marguerite qui a confectionné un système de poulie pour hisser l’eau jusqu’à la fenêtre. Les anciens racontent même qu’il fut un temps où les
maisons n’avaient pas de portes d’entrée, mais des échelles !
Pour les bêtises, il faut être vigilant, les femmes, accoudées à leurs fenêtres, scrutent tout ce qui se passe dehors. À tel point que la grand-mère de Marguerite s’est cousu des coussins pour poser ses coudes. À Bonifacio, on dit : « Bunifazziu è piccinin, quandu i cosi nun si sanu a séra, si sannu a métina », Bonifacio est petit, ce que l’on ne sait pas le soir, on le sait le matin !
Les enfants se retrouvent par quartier, mais la véritable rivalité opposent ceux de la Citadelle, les Gofeti, à ceux de la Marine, les Marinaggi ! Deux mondes opposés… En haut, se trouvent les institutions et commodités : Mairie, Perception, Gendarmerie, Cabinet médical, Pharmacie, etc. En bas, si ce n’est deux bars sans terrasse, seuls circulent les pêcheurs et leurs barques. Même le dimanche, instant sacré de rassemblement populaire, chacun rejoint son église avec son propre curé. Seule école, située dans la haute-ville, réunit tous les enfants.
La Marine redorera ses armes avec les années 1970 et le développement du tourisme. L’établissement « Le Langoustier » attire alors toute la haute société comme la speakerine et productrice Jacqueline Joubert, le peintre Buffet et son épouse, le prince Rainier de Monaco et son premier amour, l’actrice Gisèle Pascal, etc. Un jour, Marguerite restera fascinée par une vedette entrant au port avec, à son bord, des officiers de la Marine en uniformes blancs galonnés d’or, des dames en longues robes de soirée et, au milieu, le vice-président américain.

Une autre fracture divise la cité, celle-ci plus culturelle… D’un côté, les habitants de Bonifacio, les Genovesi, qui parlent génois ; de l’autre, ceux des campagnes, les Paîsani… un terme qui viendrait de Pisani, et non de « paysans », les Pisans ayant occupé les campagnes bonifaciennes.
Pour un Bonifacien, celui qui vit hors de la ville est un étranger. D’ailleurs, la femme bonifacienne ne va à la campagne qu’au moment de la cueillette des olives. Marguerite se souvient de la peur de sa grand-mère de croiser un Paisanu lors des récoltes. Car les Bonifaciens vivent toute l’année dans leur citadelle : contrairement au reste des Corses, ils n’ont pas de
village en montagne. À écouter le médecin militaire, le vent les a sauvés du moustique et de la malaria ! Leurs véritables ennemies sont les mouches et les cafards, jusqu’à l’arrivée des Américains de la mission Rockfeller qui désinfecteront Bonifacio.
À dix ans, la petite fille est envoyée étudier à Marseille, où elle reste jusqu’à ses dix-sept ans. Sa famille ne veut pas qu’elle devienne “une enfant de la rue” ! Dès son retour, la jeune femme retrouve l’insouciance de son Bunifaziu. Avec ses amis, ils partent à pied en vadrouille vers la campagne, la Trinité, Sant’Amanza, La Cayenne, ou prennent le bateau pour la plage de Paragan. En guise de casse-croûte, ils se préparent une bouillabaisse grâce aux poissons pêchés au harpon par les garçons. Car le plat quotidien des Bonifaciens, c’est bien le poisson. Les femmes savent le préparer sous toutes ses formes, en bouillabaisse, frit, au court-bouillon, etc. D’ailleurs, sa grand-mère est perdue dans sa cuisine quand elle n’en a pas. Quand la prise est trop grosse, on se rend chez la boulangère avec un grand plateau où l’on attend la fin de cuisson du pain pour enfourner son poisson.
La gastronomie reste un moment de convivialité entre Bonifaciens : lors du pique-nique de la Trinité, pour la Nativité de la Vierge, chaque famille apporte des aubergines à la Bonifacienne. Pour Marguerite, il n’y a pas de secret, les meilleures sont celles avec beaucoup de tomme corse et un peu de gruyère pour adoucir, sans oublier, bien sûr, de faire frire les aubergines. Il y a aussi le pain des morts de la Toussaint. Petite, on l’appelait l’uga siccata, « le raisin sec ». Sa grand-mère achetait alors un pain chez le boulanger et rajoutait farine, huile, raisin et noix.
À Pâques, on confectionne les Fugazzi, sorte de galettes plates faites avec de l’huile, de la farine et du vin blanc, saupoudrées de sucre et d’eau-de-vie. Des mets simples, sans prétention, mais dégustés dans le plaisir du partage.
Le temps de l’insouciance s’achève, mais la jeune femme garde son esprit libre et malicieux. Restée fidèle à son Bunifaziu, elle deviendra correspondante pour Nice-Matin. Marguerite a grandi dans un lieu clos mais où ils étaient, finalement, toujours dehors à vivre des moments simples… et heureux d’être ensemble !