L’art pour relier les générations

Tempi – un mot qui évoque le temps, les mémoires, les racines. Cette exposition propose une approche sensible et humaine du territoire, à travers le regard de ses doyens.

Ces derniers sont mis en lumière — au sens propre comme au figuré — à travers une série de portraits photographiques et de projections lumineuses en extérieur, dans l’espace public. Ces portraits, ils ont été réalisés par Philippe Echaroux. Artiste de renom, amoureux de la Corse

Chaque visage projeté raconte une histoire, une mémoire, une transmission.
L’objectif est de tisser un lien entre les générations, de faire vivre l’émotion et la reconnaissance envers celles et ceux qui portent l’histoire vivante de notre région.
C’est aussi une manière de dire que le territoire n’est pas seulement un décor : c’est une communauté vivante, avec des visages, des souvenirs, mais aussi un territoire dynamique avec des projets  

Lucien nait le 20 août 1933 à Sotta. Issu d’une fratrie de onze enfants, dont il est le neuvième, Lucien grandit dans les plaines agricoles du Fretu.

Sa maman, Jeanne, arrive à Sotta à l’âge de 12 ans, à la suite de la mutation bastiaise de son père, fonctionnaire à Paris. L’éducation de Jeanne est confiée à deux tantes installées au village. L’une, ancienne institutrice, élude la langue corse et ne lui apprend que le français. L’apprentissage passe aussi par être une bonne maîtresse de maison et une fine cuisinière. A 17 ans, elle est prête à épouser le jeune Alexandre.

Alexandre est un homme de la terre. Il élève des bovins et des porcins et cultive des terres agricoles, notamment autour de son moulin, u Mulinu novu, où s’étalent jardins et un verger de cent cinquante pêchers.  

Si le père de Lucien ne pratique pas la transhumance, il monte pourtant deux fois par an, à pied, avec son bétail jusqu’à Bastia, puis Corte. Il part à la fraîche vers 17h/18h pour rejoindre sa première étape en trois heures : Favone. Puis viennent les haltes à Ghisonaccia, Moriani Plage et enfin l’abattoir de Bastia. Ce n’est pas une fin en soi, il peut attendre jusqu’à une semaine avant que cela soit son tour d’abattre les bêtes. Puis il prend la direction de l’abattoir de Corte, avant de redescendre à la maison… 

A l’époque, ce ne sont pas les veaux qui sont abattus, car ils maintiennent la traite de la vache qui donne le lait pour le beurre, le fromage, etc. Non, à l’époque, c’est la viande de taureau que l’on consomme. Ce n’est que plus tard, qu’elle sera dépréciée, jugée trop dure.

Lucien grandit dans ce monde pastoral, où le travail de la terre anime chaque membre de la famille Millelliri, leur père met un point d’orgue à cela ! Les jours de repos que sont les jeudis et dimanches, les enfants s’attellent à aider leur père sur l’exploitation. Lucien se souvient d’un de ses frères qui demandait à leur père, à chaque jeudi saint : « c’est bon papa, demain on peut dormir ? » Même les jours d’école, il faut se rendre à l’heure du déjeuner, entre midi et 13h30, sur les terres cultivées ramasser les pierres qui jonchent le sol. Il ne reste que le temps de la récréation à Lucien, dans la cour, pour jouer aux billes avec les copains. Ici aussi, il se fait rabrouer par le maestru, parce que, naturellement, il se met à parler en corse, et c’est interdit… 

Cette terre qu’ils travaillent tous, des petits aux grands, est aussi celle qui leur donne à manger. Lucien est le plus difficile de ses onze frères et sœurs, au grand dam de sa maman. Il ne mange rien, ni les abats, ni les salades, ni les pâtés, ni le poisson, et on en passe ! Ironie du sort : lui qui a en horreur les tomates et les haricots verts et qui y a échappé pendant plus de vingt ans, se retrouvera forcé à les ingurgiter en Algérie, servis quotidiennement à la cantine militaire. En revanche, les bons plats cuisinés de Jeanne c’est autre chose. Quel bonheur de humer l’odeur des rôtis, des ragoûts ou la suppa paisana où se mêlent coco blanc et coco rose, courgette, carotte, blette, pomme de terre, la cuillère luisante de saindoux. Sans oublier le délice de ses aubergines farcies !

Et que dire d’u pani ? Chaque famille a une parcelle où elle sème le blé qu’elle porte ensuite au moulin pour obtenir de la farine, fabrique son pain et fait cuire dans les nombreux fours du village. D’ailleurs nombre de familles dispose de son propre four. Qu’il est bon ce pain chaud où on fait couler un filet d’huile d’olive dessus. Le petit plaisir c’est de sortir le pain du four, de le couper en deux et de le remettre au four pour faire du « pain biscuit ». Il est ensuite trempé dans de l’eau, avant d’y mettre la panzetta ou le figateddu rôtis. Lucien, lui, plonge ses mains dans le four encore brûlant, pour ne pas perdre une miette du pain biscuit ! Il y a aussi les cacavelli, les couronnes briochées, que lui offre la voisine à Pâques. 

Le jeune homme quittera Sotta à l’âge de 20 ans pour assurer son service militaire. Il sera réquisitionné trente-deux mois, sa classe militaire étant envoyée douze mois en Algérie. Il reviendra deux ans seconder son père mais il préfère s’engager dans les rangs de la police et découvre Sancerre, la Seine et Marne, Avignon et l’Outre-Mer.  Il faudra attendre 1974 pour que Lucien obtienne sa mutation en Corse, à l’aéroport de Bastia dans la police de l’air et des frontières, où il restera en poste jusqu’à sa retraite en 1988.  Pourtant, son regard est déjà tourné vers les terres familiales. Le frère ainé de Lucien, retraité militaire, a repris l’exploitation de son père. Mais lorsqu’il est élu maire de Sotta en 1983, c’est vers Lucien qu’il se tourne… 

Ce dernier se jette alors corps et âme dans cette terre transmise et l’entretiendra pendant encore trente ans, jusqu’à l’âge de 80 ans où son corps ne lui permet plus de suivre… Cette fois, l’élevage de bovin est tourné vers la consommation de viande de veau, avec une pratique insulaire qui lui donne le rosé et le tendre. Celle qui consiste à élever le veau sous sa mère, en liberté, ne mangeant que du maquis, de l’herbe et des glands selon la saison. Le plaisir de Lucien est d’entendre les vacanciers dire « enfin on va manger de la bonne viande ! ».Lucien incarne une génération façonnée par le travail de la terre. Sa vie est le reflet d’un profond attachement à ses racines. Aujourd’hui encore, son parcours raconte l’histoire d’un homme simple, mais profondément enraciné dans une Corse authentique.