Julie voit le jour le 2 août 1924 à Ajaccio. Son père est docker sur le port, tandis que sa mère travaille à l’hôtel Continental qui laissera, plus tard, la place à l’Assemblée de Corse. Vivant en plein centre-ville, rue Fesch, ses parents lui offrent une belle éducation et font en sorte qu’elle ne manque de rien. Son père garde l’espoir qu’elle rencontre un homme de la ville, de “la haute société”.
Pourtant l’amour en décidera autrement…
De son côté Charles, dit Charlot, quitte à l’âge de 16 ans Sainte Lucie de Tallano pour s’installer avec sa mère, ses frères et sœurs à Lastreddu, l’un des moulins de Sotta. Il devient mulinaghju et connaît les dernières heures des moulins à blé qui s’éteignent à la fin des années 1940, début des années 1950. Le développement industriel sur le continent et l’arrivée massive des sacs de farine par bateau font une concurrence déloyale au moulin traditionnel. Charlot cultive les jardins autour du moulin et élève des porcins. Il va jusqu’à Ajaccio avec son triporteur pour vendre ses légumes, et en profite pour rendre visite à sa sœur, mariée à un Ajaccien. Cette dernière n’est autre que la voisine de Julie et sa famille.
Nous sommes en 1951, Julie et Charles ont alors 27 ans, et chacun parent d’un jeune enfant, Charlot étant veuf et papa d’un petit Antoine. Ils se fréquentent et vient la demande en mariage. Mais le père de Julie refuse qu’elle se rende à Sotta pour découvrir le monde dans lequel vit son prétendant… Tant pis ! ils se marient quand même le 13 décembre 1951, et Julie descend vivre au village de son époux, au grand chagrin de ses parents.
Pour Julie, qui n’a connu que la vie urbaine, c’est un choc : elle découvre le monde d’i campagnoli. D’un appartement en centre-ville, elle s’installe au moulin au bord d’un fleuve, au milieu des terres agricoles et des cochons… D’ailleurs, Julie a une peur bleue des cochons et surtout qu’ils lui mangent les pieds. Dès qu’ils s’approchent un peu trop, elle part en courant !
Les légumes, Julie ne va plus les chercher à l’alimentation du quartier, mais les cultive et les ramasse dans leur jardin : carottes, haricots, tomates, pommes de terre, etc. La jeune citadine découvre alors une cuisine plus rustique : soupe de haricots, beignets à la farine de châtaigne, ou encore sciacci fourrés au brocciu frais, que l’on fait cuire sur une pierre plate, a teghja. Charles continue à faire son pain au four, et quand il devient trop dur, il le trempe dans l’eau pour le ramollir et ajoute un filet d’huile d’olive, au grand désarroi de Julie ! Elle ne comprend pas qu’on puisse manger du pain rassis mouillé : « Elle n’est pas une poule ! », le gronde-t-elle, avant de l’enjoindre à aller chercher du pain frais à la boulangerie.
À Noël, ce n’est plus le cabri que son père faisait rôtir à la cheminée, mais a rivia, le plat traditionnel de l’Extrême-Sud, reflet d’une histoire pastorale et modeste. Et puis, il y a le décalage de la langue entre ces deux mondes : Julie ne comprend pas sa belle-mère, qui parle le corse paisanu, et cette dernière ne comprend pas Julie, qui parle le corse ajaccien…
Le monde pastoral a été très difficile pour Julie, elle peut dire qu’elle en a vu de toutes les couleurs au moulin, et l’isolement loin de sa famille d’Ajaccio a été sans compromis. Pourtant, avec le même entêtement qui l’a poussée à épouser Charles, Julie a tenu bon et a su apprécier la valeur de ce qui l’entourait. Avant qu’a dragulina, la camionnette itinérante n’arrive au village, il n’y avait ni magasins, ni primeurs à Sotta, mais les légumes venaient de leur jardin, leur offrant une nourriture fraîche, saine, et en quantité suffisante pour nourrir toute la famille, forte de sept enfants Pour le reste, c’était l’occasion d’aller faire les courses à Portivechju, et Dieu sait que Charlot aimait s’y rendre quotidiennement avec son épouse ! Julie en profitait pour aller à la pharmacie Valli chercher lait et farine infantiles, la papilla, pour les biberons des plus jeunes.
La corvée du linge devient aussi un moment de plaisir : au-delà de laver le linge dans le fleuve et de l’étendre sur i machjoni, les buissons, c’est l’occasion pour les femmes du village de se retrouver et de partager leur quotidien.
Charles est amoureux de cette femme courageuse et se donne les moyens de lui faire plaisir. Après avoir été meunier, vendeur de bois, de sable et même tailleur de pierres, il fonde, dans les années 1960, sa propre entreprise de travaux public, celle qui installera le tout-à-l’égout à Sotta, puis ouvrira l’hôtel Mondoloni aux débuts des années 1980. Il ne se prive pas de petites attentions : même s’il n’apprécie pas la ville, il emmène son épouse à Ajaccio pour deux ou trois jours, afin qu’elle retrouve sa famille, et s’arrêtent ensemble dans la boutique de vêtements préférée de Julie, où elle peut prendre tout ce qui lui fait plaisir…
Avec courage, Julie a su s’adapter, par amour, à une vie rude, portée par les valeurs de la terre, de la famille et du partage. Son histoire témoigne d’une transmission silencieuse mais essentielle, au cœur même de l’âme rurale de l’île.