Anne-Marie, que tout le monde appelle Anna, voit le jour le 5 décembre 1935 à Sartène, à quelques encablures de Pianottoli. Plus que grandir dans une famille, la petite fille évolue au sein d’une communauté où prône entraide et bienveillance. Dans son immeuble, rien qu’au premier étage, ils sont huit enfants, mangeant les uns chez les autres au gré de l’odeur des cuisines. N’ayant pas encore d’électricité et donc pas d’éclairage, si ce n’est les lampes à huile et les feux de bois, le soir, les habitants du quartier restent dehors à discuter jusqu’à pas d’heure. 
Combien de fois Anna s’est endormie allongée sur le trottoir… Il n’y a pas d’eau courante non plus. Pour se laver, on monte à Caldane, mais pas tous les jours, c’est loin ! L’eau y est chaude et bonne pour la peau, Anna s’approprie ce lieu comme sa salle de bain. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sortent, à chaque fois, décapés ! Pour les lessives, sa maman va au lavoir, sauf pour les draps où elle doit marcher six kilomètres pour atteindre le fleuve, armée de son gros bloc de savon de Marseille. Pour la blancheur, le secret, c’est d’utiliser de la cendre ou du blanc de méthylène.
Le quotidien d’Anna est rythmé par l’école qu’elle ne trouve pas du tout sympathique. Son seul plaisir, c’est de s’y rendre en corde à sauter. Mais une fois en classe, c’est beaucoup moins drôle, les maestre sont très sévères, personne ne bronche. Anna ne fait pas de vague, et si elle peut être assise au dernier rang, c’est encore mieux ! Il n’est donc pas rare de voir les enfants du quartier “tomber malades” en même temps, leur évitant une journée de classe. En plus, il est strictement interdit d’y parler corse. Nul ne déroge à la règle, sinon gare aux bouts des doigts !
Même si, pour certains, c’est très difficile d’aligner trois mois en français. Le corse restant la langue maternelle. D’ailleurs, quand Anna s’amuse avec ses amies à parler en français, les autres enfants les traitent de pimbêches !
C’est une période assez difficile, où tout se fait rare, et encore, Anna a la chance d’avoir son grand-père meunier… Son cher grand-père qui aime tant fredonner des chansons de bandits ou des lamenti : « In casa à mè, nascì un bel’amore, in casa à mè, cantava u rusignolu… ».
La guerre arrive et creuse un peu plus les restrictions. Anna se souvient de la panique dans son quartier lors d’une descente des troupes allemandes. Tout le monde prend le maquis, laissant tout derrière eux. D’un coup sa voisine s’arrête et rebrousse chemin… sa soupe était restée sur le feu. Devant le barrage allemand, à travers des gestes, elle supplie de la laisser passer pour récupérer sa marmite, ayant des jeunes enfants à nourrir. Grâce à son courage, elle rapporte aux petits de quoi manger. Privés d’assiettes et de couverts, ils plongent alors leurs mains dans la soupe brûlante comme s’ils s’abreuvaient à la fontaine.
Sartène, c’est aussi l’ancrage religieux. Aussi loin que remontent ses souvenirs, chaque Vendredi Saint, Anna assiste à la procession du Catenacciu. Chaque année, elle voit ce pénitent rouge chercher le pardon en portant une lourde croix et trainant une chaîne pieds nus, soutenu par un pénitent blanc, dans les ruelles étroites et escarpés de Sartène. Chaque année, un homme, pas forcément Sartenais, est choisi par le prêtre pour expier ses fautes en tout anonymat.
Certains diront que c’est un assassin, d’autres que c’est un braqueur, chacun racontant la sienne, personne ne sachant réellement qui il est. Seuls le prêtre et les moines du couvent San Damianu, où le pénitent fait une retraite de quelques jours, savent…
Un jour, Anna, dix-sept ans, quitte son cocon familial. Elle rejoint sa tante, la sœur jumelle de sa maman, à Marseille pour entrer dans une école de commerce installée sur la Cannebière. La séparation est douloureuse et, même si Sartène lui paraît être une ville, elle n’est en rien comparable à la cité phocéenne. Il faudra un an à la jeune femme pour trouver ses repères dans l’immensité de la ville. Et puis, elle rencontre l’amour…
La vingtaine et célibataire, Anna se rend tous les dimanches au thé dansant Boulevard des dames, où se retrouve la diaspora corse de Marseille. C’est là qu’elle fait la connaissance de celui qui deviendra son époux : un jeune homme en service militaire dont les parents sont originaires de Pianottoli Caldarello. Ils se fréquentent quelque temps et, à 22 ans, le mariage
vient officialiser leur histoire.
Comme le veut la tradition, la célébration a lieu à Sartène, le village de la jeune femme. Anna retrouve ces moments de partage chers à son cœur : Tout le quartier met la main à la pâte, le repas de fête est préparé ensemble, et la cousine de Tallano confectionne les beignets.
Évidemment ce retour est éphémère, les nouveaux mariés doivent rentrer à Marseille, le jeune homme étant marin de la Marine marchande et navigue entre Marseille, l’Algérie et la Tunisie. La Corse devient, dès lors, leur lieu de villégiature estivale, dans la maison familiale du côté d’Aullène, village-mère de Pianottoli.
Ce n’est qu’en 1989 que le couple, alors retraité, vient s’installer définitivement à Pianottoli, refermant la boucle de l’exode, mais non sans un pincement au cœur, l’époux d’Anna étant un enfant du quartier ouvrier de La Belle de Mai. Il laisse derrière lui ses compagnons de vie… Même Anna, qui avait eu tant de mal à s’acclimater à Marseille, y avait trouvé l’esprit corse qu’elle aimait tant, où tous les habitants sortaient leurs chaises dehors pour discuter ensemble et prenaient soin les uns des autres. A l’image de son voisin, le grand-père d’Eric Cantona, qui lui préparait toujours de la soupe parce qu’elle ne savait pas la préparer…
Malgré les temps rudes de sa jeunesse, Anna reste nostalgique de cette période où l’on manquait de tout, mais où l’on était riches d’autre chose. Le confort d’aujourd’hui a finalement éteint l’esprit populaire d’hier. Celui où les gens du quartier restaient tellement tard entre eux que les enfants s’endormaient sur un bout de trottoir.
