L’art pour relier les générations

Tempi – un mot qui évoque le temps, les mémoires, les racines. Cette exposition propose une approche sensible et humaine du territoire, à travers le regard de ses doyens.

Ces derniers sont mis en lumière — au sens propre comme au figuré — à travers une série de portraits photographiques et de projections lumineuses en extérieur, dans l’espace public. Ces portraits, ils ont été réalisés par Philippe Echaroux. Artiste de renom, amoureux de la Corse

Chaque visage projeté raconte une histoire, une mémoire, une transmission.
L’objectif est de tisser un lien entre les générations, de faire vivre l’émotion et la reconnaissance envers celles et ceux qui portent l’histoire vivante de notre région.
C’est aussi une manière de dire que le territoire n’est pas seulement un décor : c’est une communauté vivante, avec des visages, des souvenirs, mais aussi un territoire dynamique avec des projets  

Ange voit le jour le 15 février 1928 à Poggiale. Avant-dernier d’une fratrie de douze enfants, il naît dans une grande famille déjà bien enracinée, où son frère Jean est de 23 ans son aîné et vit avec son épouse. 

A cette époque, Figari est une des communes les plus habitées de la région, où chaque pasciali a sa propre école : Ogliastrello, Tarabucetta, San Gavinu, etc… A Poggiale, il n’y a pas moins de trente-quatre enfants scolarisés. 

Lorsqu’on demande à Ange ce qu’il a poursuivi comme études, il se plaît à dire qu’ « il a fait HEC, les Hautes Etudes Communales » ! Derrière ce cache la réalité qu’il n’est pas question de continuer l’école après le Certificat d’Etudes : il faut rester au village et “piocher”. La guerre est là, les temps sont difficiles, et chacun, petit ou grand, doit mettre la main à la pâte : travailler la terre, semer le blé, l’orge, récolter, etc., il faut toucher à tout !

Quand arrive l’été, juste après la San Ghjuva, les familles de Poggiale et de San Gavinu montent aux bergeries de Naseu fuyant le paludisme. Elles y restent jusqu’en septembre où il faut redescendre pour les vendanges. Tous les propriétaires possédant une petite vigne, et chacun faisant son vin. 

Le plus périlleux est de monter le petit bétail sur un sentier rocailleux et raide, et ça pendant plus de deux heures. D’ailleurs, beaucoup ont renoncé, c’est trop dur ! Pourtant, le berger Terrazzoni, lui, y arrive et il part de Santa Manza avec un troupeau d’une centaine de chèvres !

A Naseu, où sont regroupés dix-sept caseddi, « ce n’est pas la misère, mais presque » comme aime à dire Ange en citant Antoine Ciosi. Ils mangent à leur faim, ils ont leurs jardins avec des pommes de terre, des oignons, etc… Sa mère et ses sœurs font le pain au four du pasciali. Les jeunes partent ramasser le tarrabucciu, l’asphodèle, pour fabriquer des matelas. Les feuilles sont récupérées et mises à sécher au soleil, puis fourrées dans un sac en toile de jute. On les dépose sur des planches dans le caseddu et le tour est joué !

Chaque soir, Naseu prend des airs de fête ! Ange se met à jouer de la mandoline et de l’accordéon et tout le monde se met à danser, les jeunes comme les vieux, enfin les vieux dans les yeux d’Ange, n’ont pas plus de 50 ans, tout au plus 60…

Les hommes ne montent qu’un jour ou deux car il faut continuer de travailler en plaine. Cependant, deux fois par semaine, on se rend à a cudetta, la petite colline, allumer un feu pour prendre des nouvelles de Piscia et de Poggiale, « comme les Indiens ». Si en retour, ils ne répondent pas, le lendemain quelqu’un descend pour voir ce qui ne va pas…

C’est aussi la réalité de la guerre. Le jour le plus marquant d’Ange, c’est à ses 14 ans, lorsqu’un parachutage allié s’organise sur la plaine d’Uovacce, au-dessous de Naseu. Avec ses compagnons, ils doivent alors transporter les paquets jusque dans le Sartenais. Etant pieds nus, ils se confectionnent des sandales de fortune avec du caoutchouc de pneus usagés comme semelles et des lanières de cuir usé comme attaches. Ils feront tout ce chemin sans eau ni nourriture…

L’année de ses 15 ans, la fougue de la jeunesse emmène les jeunes du village à saboter le dépôt de munition installé en direction de Pianottoli. Certes, les troupes allemandes et italiennes fuient, mais ils sont ensuite traqués par un avion qui aurait pu tous les tuer. Ange est un rescapé, malgré cinq impacts de balle… 

Devenu adulte, il est contraint de quitter son village, il faut manger. Il est d’abord embauché à Bonifacio comme pâtissier dans la boulangerie de son frère. Le métier ne lui plaît guère et il se décide à partir à Nice. 

En 1950, il exerce le métier de réceptionniste dans un grand Palace et cela pendant quinze ans. Certes, la ville est belle et Ange voit défilé du beau monde, mais ce n’est pas son village. Déjà à Bonifacio, il avait l’impression d’être à l’étranger, alors à Nice… 

Ange se sent comme prisonnier loin de son village natal. 

Une idée commence à germer dans esprit. Il se rend compte, lors de ses vacances annuelles à Poggiale, que le métier de la construction prend son essor. Qu’à cela ne tienne, en 1966, à l’âge de 42 ans, il se décide à revenir au village pour se lancer dans une nouvelle aventure. Ange embarque un de ses frères avec lui, tout juste revenu de la guerre d’Algérie. Il fonde une entreprise de maçonnerie à Poggiale et, comme une première à l’édifice, construit sa propre maison. 

Pendant près de vingt ans, Ange bâtit les maisons et les murs de la région. 

En 1984, fatigué, Ange se décide à prendre sa retraite. Enfin, presque, parce qu’il se lancera aussitôt dans l’exploitation viticole et exercera en tant que vigneron encore quelques années…

Ange est un homme de la terre, façonné par le travail, la montagne et les amitiés. Dans les épreuves de la guerre, il a puisé tout son courage renforcé par la solidarité des siens, parfois même dans l’insouciance de la jeunesse. Toute son existence reste ancrée dans son village qu’il n’a jamais cessé d’aimer et de servir.